L’historien Alain Corbin nous explique pourquoi on l’aime et on le fuit en aussi temps
Drole d’epoque, jamais a l’abri d’une contradiction : l’homme contemporain n’a jamais ete aussi intolerant au bruit… et au silence. Dans une meme journee, 1 individu va pester contre la perceuse des voisins, mettre le casque sur les oreilles pour pouvoir supporter la vacuite sonore de ses deplacements, Realiser les yeux ronds contre un enfant qui joue dans un compartiment de train et, le jour venu, aller se coller devant un mur d’enceintes pour s’etourdir d’infrabasses. « Comme si le silence et le bien-etre qu’il procure n’etaient qu’exigences intermittentes, dependantes des temps et des lieux », ecrit Alain Corbin dans le dernier livre : « Histoire du silence ». Cette mysterieuse texture, des anthropologues, des sociologues, des philosophes s’y seront deja interesses. Jamais encore 1 historien. Le silence une Renaissance etait-il le meme que celui de l’apres-guerre ou que celui d’aujourd’hui ? Pourquoi l’homme a-t-il toujours recherche sa compagnie ? Pourquoi le fuit-on aujourd’hui ? Par un apres-midi pluvieux de juin, non loin du Pere-Lachaise, l’archiviste des sens Alain Corbin rompt le silence et convoque tous ceux qui l’ont accompagne dans sa traversee solitaire, romanciers, poetes, theologiens, philosophes. Ecoutez plutot.
ELLE.
C’est habiter a cote du cimetiere du Pere-Lachaise qui vous a sensibilise a le sujet du silence ?Alain Corbin. [Rires.] Non. J’avais deja publie un article a ce propos on voit diverses annees et propose votre sujet a les etudiants en these. Neanmoins, aucun ne s’en est empare. J’habite surpris de l’interet suscite par le livre. Je ne me sens ni sociologue ni anthropologue. Je ne m’interesse jamais au present, mais a l’histoire, qui consiste, me concernant, a voyager au passe Afin de identifier des differences. Le silence du XVIIe siecle n’est nullement celui des romantiques, ni celui d’aujourd’hui.
ELLE. Qu’est-ce que le silence ? Est-ce l’absence de mots, de bruits ? Est-ce forcement le negatif de quelque chose ?Alain Corbin. Non, c’est quelque chose de positif, c’est une richesse. Si ce n’etait qu’une absence de bruit, votre pourrait etre trop simple. La parole vient du silence. A chaque fois que l’on cause, c’est que, deux dixiemes de seconde auparavant, nous pensions a votre que nous allions penser. Mais il est bon que le silence est peut-etre davantage une valeur positive au passe. C’etait la condition du recueillement, d’la reverie, de l’ecoute sans dire.
ELLE. Chercher le silence, c’est chercher la transcendance ?Alain Corbin. Notre silence, c’est 1 etat dans lequel l’individu fait retour concernant lui-meme, approfondit le etre, un etat au sein d’ lequel il medite, il reve, il cree, il reflechit, il prie s’il reste croyant. Il existe plusieurs types de silence. Le silence absolu est d’abord religieux, c’est celui decrit par Bossuet, au XVIIe siecle, qui revient sans cesse sur la grandeur et la necessite du silence pour entendre la voix de Dieu. Ensuite, les romantiques du XIXe siecle, en consacrant l’ame sensible, ont loue les silences d’une nature, du desert et des mers, en montagne ainsi que la campagne. Cette quete silencieuse demeure, a Notre marge, dans notre societe contemporaine, avec, notamment, la mode des retraites en monastere, celle des randonnees solitaires en pleine nature mais aussi la meditation. En outre il ne faut jamais oublier le silence de l’amour, si magnifiquement depeint via le dramaturge Maurice Maeterlinck qui ecrivait : « Ce que vous vous rappellerez avant tout d’un etre adore profondement, votre ne semblent jamais les paroles qu’il a dites ou des gestes qu’il a faits, mais les silences que vous avez vecus ensemble ; car c’est la specialite des silences qui seule a revele la qualite de ce amour et de vos ames. »
ELLE. Notre silence, ca s’apprend ?Alain Corbin. Le silence ne va aucune soi. Meme si, comme le rire, Cela reste contagieux. C’est un apprentissage, une discipline. Notamment a l’ecole ou, avec le passe, se taire permettait de bien ecouter. Aujourd’hui l’enfant doit se realiser, s’exprimer. Ce n’est plus le matraquage de silence que j’ai connu quand j’etais dans une institution catholique au sein des annees 40. Au XIXe siecle, savoir se taire etait aussi un moyen de se distinguer : savoir faire silence, c’etait montrer ses bonnes manieres, face au tintamarre qu’affectionnerait le peuple.